La cour du roi François Ier, une des plus polies et des plus galantes du seizième siècle, prenait ses ébats dans le château de Saint-Germain, sur les bords de cette Seine favorite, qui, en passant à Paris, baise les pieds du Louvre, et s’en va loin de la, au Havre, mêler sa voix harmonieuse à celle des tempêtes. Dans cette cour aventureuse vivait un beau jeune homme, élevé aux frais du roi, qui avait voulu être son parrain et qui l’appelait son fils. Ce jeune homme avait de la grâce, de l‘esprit,du courage, de l’audace; il s‘appelait François de Vivonne, seigneur de la Châtaigneraie, et étant fils d’André de Vivonne, grand Sénéchal du Poitou. On l’avait remarqué dans différents combats en Italie, et pas un n’eût osé lui disputer sa bravoure, tant la cour l’aimait pour sa générosité, pour ses belles grâces, pour son esprit; le dauphin l’aimant presque autant que le roi. « Du reste fort amoureux, fort libéral, excellant dans tous les exercices, adroit une épée à la main, que c’était merveille; menant toujours après lui quelque maître d’armes fameux, jusqu’à ce qu’il en sut tout le secret, et en faisant venir d’Italie quand il n’avait plus rien a apprendre du dernier. » Le vieux sénéchal, qui connaissait le caractère bouillant et impétueux de son fils, disait parfois : « S’il va jamais en enfer, il fera tant de peur aux diables u’ils fuiront pour le laisser tout seul. » Tel était la Châtaigneraie. Redouté des hommes qu’aucun d’eux n’aurait voulu pour rival, il était aimé des femmes qui admiraient son audace, je pourrais dire son insolence, sa jeunesse et les qualités aimables qu’il déployait auprès d’elles.

A cette même cour, parmi les favoris du roi, élevés a la même école, vivait aussi Guy Chabot-Jarnac, appelé à cette époque le sieur de Montlieu, parce que son père, le baron de Jarnac, existait encore. Guy Chabot était d’une taille moyenne et bien prise, d’une figure agréable sans être belle, mais d’un noble maintien, d’une bravoure distinguée. On l’avait vu dans plusieurs combats faire preuve d’une grande valeur, et le roi François Ier, qui le traitait en fils, lui fit épouser la sœur de la duchesse d’Etampes, alors toute puissante auprès du monarque. Mais la galanterie et le tact politique de la cour ne s’allient pas toujours à la bravoure; Guy Chabot nous en fournit la preuve, car il ne sut pas taire ses quel ues bonnes fortunes, de sorte qu’il fut peu aimé des femmes, qui ui reprochaient d’être indiscret.

Guy Chabot et la Châtaigneraie, sans jamais avoir été amis, avaient été compagnons d’armes; ils se voyaient souvent, mais ils se parlaient peu, de façon qu’il n’y avait entr’eux ni haine ni amitié.

Un jour, on prétend que Guy Chabot étant allé à Compiègne avec le dauphin, fit confidence à celui-ci que Madeleine de Puyguyon, seconde femme de son père, et encore jeune et séduisante, ne lui refusait aucune preuve d’amour et qu’il s’était fait remettre par elle des sommes considérables, qu’il avait follement dépensées. Le dauphin s’en fut imprudemment raconter ce que Guy Chabot venait de lui dire. Bientôt toute la cour le sut, et cette aventure servit de thème aux conversations des oisifs du château. Cette étrange révélation qu’on a différemment jugée, fut une grande douleur pour ta duchesse d’Etatnpes, qui vit ainsi sa famille devenir la fable de la cour, tandis qu’elle plongea dans la joie Diane de Poitiers et ses amis, qui s’empressèrent de montrer au doigt Guy Chabot et sa belle-mère. Tous ces méchants bruits tirent irruption dans ce vaste château de Saint-Germain; ils ne ntanquèrent pas d’arriver aux oreilles du roi François Ier, qui devenait vieux et il aimait plus guère le scandale. La duchesse d’Etampes se jette alors aux pieds du monarque et le conjure de faire remonter à la source de ces rumeurs, pour savoir qui, le premier, a répandu ces bruits fâcheux. Le roi ne sut pas résister aux prières et aux larmes de sa favorite; il ordonna une enquête sévère, et comme, de on dit en on dit, on allait remonter jusqu’au dauphin lui-même, la Châtaigneraie, sans doute intéressé dans cette atl‘aire, prit fait et cause pour le prince, et déclara que c’était à lui, la Châtaigneraie, que Chabot-Jarnac avait fait cette confidence, et qu’il le soutiendrait envers et contre tous!

Il fallait voir alors les agitations des deux femmes rivales qui se partageaient la cour: Diane de Poitiers était triomphante, la duchesse d’Etampes était furieuse. M. de Jarnac, abasourdi, répondit à la Châtaigneraie par un démenti formel, mais le roi, fatigué de tout ce brun, imposa silence à ces deux ennemis, désormais implacables.

Sur ces entrefaites, François Ier, qui se sentait mourir depuis longtemps, rend le dernier soupir dans la grosse tour du château de Rambouillet. Son successeur s‘appelle Henri II.

A peine monté sur le trône, le jeune souverain voit se renouveler la querelle de Jarnac et de la Châtaigneraie. Celui-ci venait d’être comblé d’une faveur nouvelle : le roi l’avait nommé colonel-général de l’infanterie française. Les mécontents qui s’agitèrent à la cour, après la mort de François Ier, furent nombreux. Diane de Poitiers continuait d’en faire les délices par ses grâces et son esprit. Mais à cette même cour la fortune de la duchesse d’Etampes et de ses amis avait considérablement baissé; de façon que Guy Chabot-Jarnac se trouva dans la disgrâce du roi régnant. Alors, par suite des machinations des courtisans en titre, la querelle de la Châtaigneraie se ranima plus violente et plus passionnée que jamais ; les deux adversaires demandèrent le champ clos au roi, pour vider leur différend. On comprend que le monarque ne refusa rien à celui qui s’était fait son champion, et, partant, le champion de la belle Diane.

La Châtaigneraie, en demandant à prouver par le duel, le sujet de sa querelle avec Chabot-Jarnac, obligea celui-ci à l’accepter, pour la défense de l’honneur de sa famille. Le cartel envoyé au roi par la Châtaigneraie, pour lui demander le combat, était ainsi conçu :

« Sure, ayant entendu que Guy Chabot a été dernièrement à Compiègne, où il a dit que quiconque avait dit qu’il se fut vanté d’avoir couché avec sa belle-mère, était méchant et malheureux; sur quoi, Sire, avec votre bon plaisir et vouloir, je réponds qu’il a méchamment menti et mentira toutefois et quantes qu’il ira qu’en cela j’ai dit chose qu’il n’ait dit : car il m’a dit plusieurs fois et s’est vanté d’avoir couché avec sa belle-mère.

François de Vivonne. »

Ce cartel était suivi d’un autre écrit ou la Châtaigneraie demandait au roi à faire preuve de ce qu’il avait dit, afin que par ses mains, puisque le cas ne pouvait se prouver autrement, fut vérifiée toute l’ofiense que Jarnac avait faite à Dieu, à son père et à la justice. Instruit de ce qui se passait, Guy Chabot écrivit de son côté :

« Cartel de M. de Montlieu, sieur de Jarnac, au roi mon souverain seigneur.

Sire, je suis venu exprès de ma maison, pour me défendre de la fausse imputation de laquelle je vous parlais à Compiègne, et vous supplie de le trouver en pour l’honneur qu’il vous a plu me faire de me nourrir.

Guy Chabot. »

Alors le roi Henri Il, après en avoir donné connaissance à Son conseil, autorisa les sieurs de la Châtaigneraie, assaillant, et Guy Chabot, assailli et défendeur, à vider leur différend parla preuve des armes en champ clos. Et le prince, qui ne doutait pas que son champion ne fût vainqueur, voulut donner à ce duel ‘a pareil le plus pompeux. Cette sanglante cérémonie fut fixée au dimanche 10 juillet 1547, dans le parc du château de Saint-Germain. Les témoins devaient être le comte d’Aumale pour l’assaillant, et M. de Boissy, grand écuyer, pour l’assailli.

Arrivé au jour fixé pour le combat, tout le peuple de Paris accourut à Saint-Germain, comme s’il s’était agi, pour lui, d’assister à une fête. La Châtaigneraie se croyant très-supérieur à son rival, emprunte beaucoup d’argenterie, et fit préparer un magnifique souper, auquel il invita ses nombreux amis, afin de les faire jouir de son triomphe.

Au moment où le soleil suivait le char de l’aurore à l’horizon. le héraut d‘armes cria aux deux cantons du camp dressé sur l’espace libre entre le château et le parc : « Aujourd’hui 10e jour du présent mois, le Roi notre souverain soigneur a permis et octroyé le camp libre et seur à toute outrance à François de Vivonne, sieur de la Châtaigneraie, assaillant, et Guy Chabot, sieur de Montlieu, dé» fondeur et assailli; pour mettre fin par les armes au différend d’honneur dont entre les parties est question : par quoi, je fais a savoir à tous, de par le Roi, que nul n’ait à empêcher l’effet du dit présent combat, ni aider ni nuire à l’un ou à l’autre des combattants, sur peine de la vie. »

Sur l’estrade dressée pour la cour, en voit successivement arriver pour être spectateurs du duel, le roi, Catherine de Médicis, toute rayonnante de jeunesse et d’attraits, mesdames les filles de France, la princesse de Condé, madame de Nevers, madame de Guise, Diane de Poitiers, mesdames de Montpensier, de Rieux, d’Elbeuf, de la Roche-sur-Yon, d’Usez, de Brissac, de Châtillon, de Biron, de Joyeuse, de Barbezieux, de Lansac, de Villeroi, d’Entragues, de la Meilleraye, de Sommerive, de Lude, de Sancerre, d’Estrées (Gabrielle et Diane), de Restaing, de la Mirande, de Grammont, d’Etampes, de la Châtaigneraie, de Torigny, et ces deux belles fleurs de la corbeille du printemps de la cour de France, mesdemoiselles de Guise et de Longueville, et tant d‘autres à l’avenant. Parmi les hommes on remarquait tous les beaux noms que nous venons de citer, et encore messieurs de Sansac, Monclus, Amboille, Frésolle; le comte Balinguier; les seigneurs de Clervaux, Boisse, Vaux-Roüy et d’Ambleville. On comptait aussi tous les chevaliers de cette cour de France, et, ce qui ne valait pas moins, de belles dames et demoiselles.

Avant le duel, les deux champions jurèrent sur les saintes Evangites qu’ils combattaient pour bonne et juste cause. Toutes les passions paraissaient soulevées dans ce moment qui mettait en présence deux familles rivales. Le roi et Diane de Poitiers ne s’en cachaient pas, ils faisaient des vœux contre Guy Chabot. L’intérêt devenait immense : d’un côté, la Châtaigneraie si fort et si habile dans ces sortes de batailles; de l’autre, Guy Chabot était si calme et paraissait si oublieux de ces exercices de guerre, que l’issue du combat ne semblait pas douteuse. La Châtaigneraie se présente comme à une fête : beau et rayonnant, il ne dispute ni sur les armes offensives ni sur celles défensives; il accepte toutes les conditions, tant il avait de confiance en son épée. Guy Chabot prit donc de son poignet solide un glaive tout d’une venue, qu’il tendit comme un mur d’airain devant la Châtaigneraie.

Les témoins ayant laissé les combattants, on vit ces deux ennemis face à face, l’un plein de sa force, l’autre plein de son bon droit, s’aborder furieusement et se ruer contre l’acier avec une valeur digne d’une meilleure cause. En ce moment, je vous laisse à penser l’effroi des dames, le silence des hommes, la curiosité de tout le monde !

Après pIusieurs coups échangés de part et d’autre, l’un porté par Guy Chabot-Jarnac atteignit le jarret de la jambe gauche de la Châtaigneraie, ce qui le fit échir et tomber. Jarnac voyant alors que son adversaire était atteint d’une telle façon, que sa vie était à sa discrétion, lui dit: « Rend-moi mon honneur et crie merci à Dieu et au roi de France de l’offense que tu as faite. Rend-moi mon honneur ! D’après la loi des duels, il fallait que la Châtaigneraie avouât qu’il avait menti et demandât grâce au vainqueur, ce qui était tout simplement impossible pour le plus dédaigneux des hommes et le plus haut à la main.

La Châtaigneraie, renversé et ne pouvant se relever, ne murmura pas un mot; en vain Guy Chabot le supplia de lui rendre l’honneur, et de s’accuser vaincu. Alors se dirigeant vers l’estrade royale, et à genoux devant tous, Guy Chabot dit au roi : « Sire, je vous supplie que je sois si heureux que vous m’estimiez homme de bien, je vous donnela Châtaigneraie, prenez-le, Sire, et que mon honneur me soit rendu. Ce ne sont ue nos jeunesses, Sire, qui sont cause de tout cela, qu’il n’en sont rien imputé aux siens ni à lui aussi par sa faute, car je vous le donne. »

Le roi garda le silence ! Vous devez penser qu’elle fut la solennité de ce moment, moment plein d’angoisses et de tortures! Guy Chabot revint encore vers la Châtaigneraie, et le voyant écumant de dépit et de fureur, en essayant de se jeter sur lui de nouveau, il lui dit : « Si tu bouges, je te tue ! » Le vaincu faisant de vains efforts pour se lever, lui répliqua avec colère et défi : « Tue-moi donc ! »

Guy Chabot étant revenu vers le roi, renouvela sa supplication; mais ce ne fut qu’à la troisième fois que le monarque consentit à accepter la Châtaigneraie, c’est-à-dire de répondre pour lui. A partir «le ce moment le combat étant terminé, la Châtaigneraie fut enlevé du champ clos, et le roi embrassa Guy Chabot, en lui disant: « Vous avez combattu en César et parlé en Cicéron. »

Ce langage de la part de son souverain fit un extrême plaisir à Guy Chabot, qui le remercia de l’honneur qu‘il lui faisait, le suppliant de l’agréer toujours pour son serviteur, ce que le roi lui promit. Puis, ayant pris congé de toute la cour, le vainqueur retourna à sa tente, et de là a la maison de M. de Boiss, grand écuyer, félicité par tous les princes, chevaliers et gentils ommes témoins du combat, tant pour la conduite digne et courageuse qu‘il avait montrée avec un adversaire aussi dangereux que la Châtaigneraie, que pour avoir usé de belle gracieuseté envers lui.

Quant à la Châtaigneraie, avec son esprit hautain et son âme inflexible, il ne put se résigner à vivre; il comprit qu’il n’y avait plus pour lui ni hommage, m louange, ni respect dans cette jeune cour qui s’annonçait si brillante; d’une main ferme il arracha l’appareil posé sur sa blessure. Ainsi mourut à vingt-quatre ans, le beau la Châtaigneraie, lui qui avait préféré la réputation d’être le plus vaillant homme de la cour, à celle du plus prudent.

A peine mort, la Châtaigneraie fut oublié, péché de cour assez commun, et le roi s’en consola en voyant ensevelie une affaire fâcheuse dans laquelle il avait eu une large part.

L’étonnement que causa ce dénouement, auquel on était loin de s’attendre, changea la fête qu‘on avait préparée en une scène de confusion et de désordre. Le festin et l‘argenterie furent pillés par le peuple, et l’impression qui resta d’un événement dont la cour et la ville furent longtemps occupées, firent donner proverbialement le nom de coup de Jarnac à toute espèce de ruse qui, en surprenant un adversaire, déconcerte aussitôt tous ses moyens de défense.

Seize jours après cette scène, Henri Il fut sacré à Reims avec la pompe accoutumée.

Source : Le château de Jarnac ses barons et ses comtes, de Paul de Lacroix.