Àsix lieues d’Angoulême, sur la route de Limoges, au nord de la Tardoire, affluent de la Charente, la petite ville de la Rochefoucauld est assise. On y remarque un château de la Renaissance, avec quatre tourelles rondes, coiffées d’un cône, à chacun de ses angles, et un beffroi, plus élevé et plus ancien que tout le reste.
Mais là, comme partout en France, l’intolérance cléricale, par la violence ou la corruption, pervertit les uns, y compris les seigneurs, chassa ou décima les autres. Après la révocation de l’édit de Nantes, on dit de la Rochefoucauld: — « Il n’y a plus de protestants. » Soit, mais que de nouveaux catholiques!… et parmi ceux-ci, combien de faux convertis !
Dans la liste de 66 protestants « traînés sur la claie ou dėterrés et jetés à la voirie », que les frères Haag ont insérée dans les Pièces justificatives de la France Protestante (X, 433), il n’y en a pas moins de 6 de la Rochefoucauld, savoir Matthieu Albert, dit Peruset; — Abraham Cambois; Marthe Marvaut; — Débora Mignot; — Jacques Poulignat ou Pontignac; — Rachel de Renouard, dame de la Framerie, — noms glorieux dont on retrouvera certainement l’histoire, car les frères Haag ne les inscrivaient pas sur leurs listes sans preuves.
De ces nouveaux convertis, il en restait encore en 1694. D’aucuns même, paraît-il, n’avaient jamais « plié le genou devant Baal », assez courageux pour braver la confiscation et la prison plutôt que de participer aux sacrements de l’Église du pape.
Et cependant s’il y a des circonstances où la volonté chancelle, c’est bien lorsque les sollicitudes de l’amour viennent s’ajouter aux considérations de la prudence : ligue du cœur et de l’intérêt pour faire capituler la conscience; dissolvant des énergies morales; fauteur des chutes.
Eh bien, non! Il s’en trouvait qui, amoureux, et voulant fonder une famille, acceptaient pourtant de risquer la séparation, le déchirement des cœurs et des liens intimes, la prison pour soi, voire pour lui ou pour elle; le stigmate, selon le monde, pour eux et pour leurs enfants, avec la ruine par suite d’une législation inique; la situation illégitime et fausse avec les épithètes injurieuses des gens hypocrites et les désignations insultantes et bêtes de la loi.
Oui, tout cela prévu, risqué, plutôt que le confessionnal, l’hostie, le latin et toute la mimique du prêtre romain.
Et cependant ils savaient bien qu’il serait difficile de donner le change et de se mettre à couvert par un mensonge, dont la responsabilité retombait d’ailleurs sur ceux qui l’imposaient par leurs odieuses persécutions; ils savaient bien qu’on ne les perdait pas de vue, et qu’on ne leur passait rien; que les espions et les dénonciateurs étaient nombreux, et que la délation s’élevait par la voie hiérarchique depuis le plus bas jusqu’au plus élevé, le plus élevé socialement, le moins moralement.
Héros humbles et inconnus, ils plaçaient au-dessus de l’intérêt, le devoir; au-dessus des lois, la conscience; au-dessus de l’estime du monde, leur propre estime; au-dessus des hommes, Dieu ! Héros, ai-je dit, puisqu’il y a tant de lâches.
Monsieur,
J’ay été averti depuis peu qu’il s’était formé deux marriages de nouveaux convertis dans la petite ville de la Rochefoucaut, sans publication de bans, sans recevoir la bénédiction nuptiale, et sans que le curé d’aucunes des parties soit intervenu à ces nopces. Les parties ce sont absentées pendant trois ou quatre jours, et faisant courir un faux bruit qu’elles venaient de se marier dans un diocèse voisin, ont fait à leur retour un festin dans la famille, après lequel elles ont vécu ensemble comme si leur marriage eût été fait dans toutes les formes. Ils se remettent par là dans la pratique des usages de leur première religion, et il semble que le procédé étant toléré, surtout dans des personnes qui servent d’exemple aux nouveaux convertis de leur canton, introduirait parmi eux une liberté entière de se marier sans autre formalité que le contrat du notaire et de manquer aux saints devoirs de notre religion que le dessein d’un établissement les engage quelquefois à ne pas négliger.
C’est pour ces raisons, Monsieur, que j’ay cru devoir vous en donner avis pour qu’il ne se passe rien dans mon diocèse de contraire aux intentions de Sa Majesté. Et que, si vous le jugez à propos, vous ayez la bonté de nous procurer les moyens d’arrêter ces sortes de désordres, qu’il n’est pas à propos de réprimer par des censures de l’Église, quand on a affaire à des gens qui ne demandent pas mieux que de s’en séparer. Si je ne souhaitais, Monsieur, que de me tirer d’embarras je supporterais volontiers que ceux des nouveaux convertis qui ne font aucuns devoirs de catoliques se mariassent entre eux sans l’entremise de qui ne peut leur donner ce sacrement, au moins sans un sujet vraisemblable de les croire véritablement convertis.
J’attendray sur cela, Monsieur, l’honneur de vostre réponse pour ne point m’écarter, autant qu’il me sera possible, des volontés de Sa Majesté.
Je suis avec tout le zèle imaginable,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
C. G. Ev. d’Angoulême.
Angme le 6 novbre 1694.
Le charitable prélat joint à sa lettre ce billet, également autographe, afin de livrer les délinquants aux sévérités de la justice (!) royale :
« Noms des personnes qui se sont mis ensemble dans la ville de la Rochefoucaut sans qu’il y ait eu célébration de mariage :
René de Villemandy, médecin, demeure avec Marie Pasquet fille du nommé Pasquet, bourgeois de la Rochefoucaut, depuis le jour de la Toussaint dernière. Ils sont des plus aisés de ce lieu là, tous deux nouveaux convertis et ne faisant point les devoirs de catolique (sic).
Etienne de l’Age, garçon taneur et Loïse Guillemeteau, tous deux nouveaux convertis, se sont aussi mis ensemble un peu avant la Toussaint; ils sont pauvres.
On n’a peu obtenir d’eux qu’ils pratiquassent les devoirs de la religion catolique (sic). »
Source : César Pascal.