Relation de Léonard Blanchier, maître chirurgien à Bouëx.

« Ce grand froit commansa le 6e de janvier aud. an 1709. La foire le landemain se tient à Marthon. On fut obligé de se retirer ce jour-là tant le froid estoit vif. Le 9e dud. mois la neige commansa à tomber et continua pandant 4 jours a plusieurs reprises quy la randit sy épaisse qu’on ne pouvoit sortir hors de chez soy. Elle étoit aussy haute en plusieurs endroits que les maisons.

Sans cette neige il ne se seroit pas conservė d’aucune chose sur la terre, sa n’empescha pas que tous nos nouyers, chastaigners et presque tous autres arbres en sont morts par la grande gellée qu’il fesoit. On entendoit lesdits harbres se fandre par moitié quy faisoit du bruit comme un cout de mousquet. Ceste gellée étoit si grande qu’on ne pouvoit rien garantir quy ne gella, jusque au linceux ou l’on étoit couché dans l’endroit ou alloit la respiration. Les pots a pisser des dames n’en étoit pas plus ézant que le reste; pour tirer du vin falloit faire rougir un fer et l’insinuer dans l’endroit ou l’on tiroit le vin et encore venoit il goutte a goutte.

L’on ne sçauroit dire combien il s’en est perdu de barriques; aux unes les fonds fendoit par moytyé et se jettoit hors des barriques, aux autres il ne restoit rien que de la glasse dans les barriques. Pour couper du pain il falloit un acheraud; point d’aparanse de le faire lever et de manger de pain pandant ce temps de rigueur. Chose qu’on a observé, en faisant routir de la viande aupres d’un gros feu, l’on metoit de l’eau dans la casse, tout le dernier venoit en glasse dans le commancement.

Plusieurs personnes de ma connoissance on péry et sont morts estant dehors, ne pouvant s’en retourner chez eux ; aussy tost qu’on respiroit l’air on étoit glacé, il estoit impossible de pouvoir resister a de long voyages.

Je n’aurois jamais finy syl me falloit raportér tous les malheurs quy ont arrivé par cette maudite gellée. Je me contanteray de raporter seulement icy qu’a la récolte de 1708 le froment mesure de Marthon ne valloit que 18 à 20 l. La plupart des artisans et presque tous ne vouloit point de grosaille, le fromant avoit vogue et encore avoit on de la peine a le debiter.

Le prix du vin n’étoit pas moins a bon marché que le blé cette mesme année et quelques unes precedentes, puisque j’en donna a 50 l. la barrique. Tout le monde vouloit de bon vin. Ce quy obligéoit… (manque un feuillet)… d’estre appelé vin, et encore il ny en a pas presque eu dutout, il n’a ny couleur ny aucun goust que celui de ne valoir rien. Cepandant je l’ay vandu 50 l. la barrique. Dieu nous fasse la grasse qu’il nous répande ses benedictions, et que la recolte prochaine, qui est de 1710, console le pauvre peuple ; presque tous sont à la mendicité et meurent de faim. Nous sommes accablés par l’abondance des pauvres du Limouzin quy ont tous abandonnés leur pays, les chastaigners estant tous gellés aussy bien que les nostres. Je ne sçaurois vous dire autre chose que presque tous sont à laumone et partout l’on ne voit que misere et pauvreté. Sans une abondance de blé despaigne et de milliet qu’on sémat voyant tous nos grands bleds gellés, le peuple n’auroit sçeu de quoy se nourrir, le peu de fromant quy avoit resté les brouillards les dissiperent et firent venir le grain a rien tout mêlé. »

Source : Le docteur Nelson-Pautier, maire d’Aigre en 1888.