Crédule par ignorance et sceptique par tempérament, le paysan de. chez-nous est un catholique tolérant et volontiers railleur à l’endroit des choses de la religion. Sa croyance, faite de penchants ataviques profondément enracinés, detraditions et d’habitudes séculaires, est toute instinctive et irraisonnée.
Il pense que le monde, « qui ne marche pas tout seul », est gouverné par deux puissances également redoutables, par les deux éternels principes du bien et du mal : le bon Dieu et le diable.
Il ne s’embarrasse point des mystères obscurs de la Sainte-Trinité ou de l’Immaculée conception ; ses prières montent peu vers le Fils, et il ignore le Saint-Esprit. Son Dieu, c’est Dieu le père, le Dieu Unique des Hébreux, sorte de Jéhovah puissant, capricieux et vindicatif qui dispose de la gelée, de la grêle et de la sécheresse, qui dispense la chaleur féconde ou la pluie bienfaisante, qui est maître de la vie comme dé la mort.
Le diable est une puissance plus familière, qui daigne se montrer aux pauvres humains. On peut l’évoquer, la nuit, à la croisée des chemins, au pied de ces croix de bois plantées un peu partout, dans nos campagnes. Il vient, sous la forme d’une poule noire, à l’appel des rites mystérieux connus de certains initiés, et donne de l’or à ceux qui lui font le sacrifice de leur âme. De quelqu’un qui s’est enrichi rapidement et d’une façon quelque peu mystérieuse, on dit qu’il « a la poule noire », et je connais tel paysau, dans un village de ma commune, qui jouit de cette singulière réputation.
C’est au diable qu’on voue, dans les circonstances difficiles, les choses qui se rebellent: une terre trop dure ou trop grasse, un pré difficile à faucher, un outil qui se refuseau travail. Car le paysan de par ici attribue volontiers aux choses inanimées’ une personnalité, une volonté hostile ou bienveillante, et presque une âme. Il leur parle, il les invective, il les encourage, il les supplie. « L’enfant et le sauvage, écrit M. Salomon Reinach, sont animistes, c’est-à-dire qu’ils projettent au dehors la volonté qui s’exerce en eux, qu’ils peuplent le monde, en particulier les êtres et les objets qui les entourent, d’une Vie et de sentiments semblables aux leurs ». Les paysans de nos villages sont, eux aussi, animistes. Pour eux, la nature est peu santé et agissante et ils s’emportent contre elle lorsqu’elle ne se plie pas à leur volonté.
J’ai interrogé plusieurs paysans sur l’au-delà : tous s’en font une idée précise et concrète. Pour eux, l’existence des trépassés ne comporte point de mystère ; les uns yont en paradis, les autres en purgatoire, les autres en enfer.
L’enfer et le purgatoire sont des lieux vagues et pleins de feu, situés on ne sait où, peut-être « sous la terre ». Nul ne connaît au juste où il sout, ni le chemin que suivent les âmes pour s’y rendre. Quant au paradis, il est là, c’est bien certain, là tout près, au-dessus de nos têtes, supporté par cette voûte bleue qui ne semble pas très haute : et ce voisinage de Dieu est à la fois une source de craintes et un réconfort.
Un peintre naïf a représenté sur le plafond en bois de l’église d’Eymouthiers, le triomphe de Saint Pierre, patron vénéré du lieu Le saint, porté- par des anges folâtres, monte vers Dieu le pète, respectable et robuste vieillard qui l’accueille d’un bienveillaut sourire, tandis que la Vierge, glorieuse et immaculée dans sa robe candide, s’apprête à lui poser sur la tête la couronne des élus. Dieu le fils, montrant ses mains percées, tend vers son père son visage douloureux et bon ; au centre, le Saint-Esprit, colombe aux ailes étendues, illumine de ses rayons cette scène d’un caractère intime et quasi familial. Telle est ou à peu près l’idée que se font les gens de chez-nous du séjour des bienheureux.
Seules les femmes connaissent quelques mots de prières qu’elles balbutient, en patois, à l’office du dimanche, au chevet des mourants, sur la tombe de leurs défunts, ou le soir, agenouillées devant l’image de la Vierge qu’on trouve, daus les plus pauvres maisons, suspendue au-dessus de la cheminée. Les hommes ne savent pas prier ; ils assistent aux offices et aux processions, avec un livre de messe qu’ils ne peuvent lire ou un chapelet qui pend, immobile, de leurs deux mains croisées ; le soir, avant de se coucher, ils trempent un, doigt dans un bénitier en grès posé sur la pierre de l’évier et ils esquissent gauchement un signe de croix qui n’est suivi d’aucune prière.
Fatalistes, d’ailleurs, comme le sont la plupart des paysans, les gens de chez-nous ne croient guère à l’efficacité de la prière. Ils pensent, comme les orientaux, que. les événements de leur vie, sont écrits à l’avance sur le livre du Destin, que « ce qui arrive devait arriver » et que l’homme ne peut rien pour changer sa destinée. Les malheurs étant irrévocablement prévus, on les attend avec résignation, on les accueille sans surprise, on les supporte sans révolte. Ces malheurs nous sont annoncés d’ailleurs par des présages, comme si la nature bienveillante et avertie, tenait à nous épargner la.douleur trop violente des brusques calamités : le hurlement d’un chien, le chant d’un pinson, le houloulement d’une chouette, le passage d’une belette en travers du chemin.
Mais si la prière est impuissante à changer le cours des évènemenis, il semble que certaines pratiques, mi-religieuses, mi-superstitieuses, aient plus d’efficacité. Car la superstition constamment se mêle à la religion : elle la pénètre, elle la déforme, elle s’y combine au point que les prêtres eux-mêmes ne l’en distinguent plus.
Dans les circonstances critiques, quand les bêtes ou les gens sont malades, quand les vaches vont mettre bas, quand on doit partir pour quelque long voyage, on fait lire au prêtre un évangile ou on brûle devant l’autel de la Vierge un petit cierge de deux sous.
Dans la commune d’Eymouthiers, le 16 août, jour de la Saint-Roch, chaque maison fait lire un évangile pour conjurer la peste bovine et les autres maladies du bétail. Le prêtre, en surplis blanc, accompagné du chantre el d’un enfant de choeur portant le bénitier et l’aspersoir, va de ferme en ferme, pénètre dans les étables et bénit les animaux.
Le jour de la Saint-Jean, (24 juin) on suspend aux portes des étables et aux volets .des maisons, des petits bouquets de roses et des branches de groseillers chargées de leurs fruits mûrs, et cette pratique d’une grâce toute païenne est tellement ancienne qu’on n’en connaît plus la raison. Le même jour, chaque paysan se lève de bonne heure et, au lever du soleil, coupe dans une haie, un pied d’aubépine qu’il plante sur son fumier, après l’avoir enguirlandé d’une tresse de paille : plus les fruits en sont nombreux, plus la récolte de froment sera abondante, autant de sacs que’de fruits. Cette récolte ne serait point bonne, d’ailleurs, si, à l’automne, après avoir chaulé son blé de semence, le laboureur ne traçait, avec un pinceau, sur la porte de sa grange, une croix blanche au lait de chaux.
Les processions des rogations sont régulièrement suivies. Pendant trois jours, par les chemins tortueux et montants, entre les blés qui ondulent et verdoient, on voit se dérouler une colonne silencieuse d’hommes endimanchés et de femmes en cape, précédés du prêtre et de son chantre qui alternent, sur un ton grave et solennel, les versets et les répons.
Le sort des récoltes, perpétuellement menacées de gelée, de grêle ou de sécheresse, fait la préoccupation constante de ces pauvres gens qu’une mauvaise année réduit aux privations et presque à la misère. Le jour de la Pentecôte, après la messe, les gens, porteurs d’une fiole pleine d’eau bénite, se répandent par les champs et aspergent de cette eau les froments en fleurs. Aux jours d’orage, ils ferment les volets de leur maison, allument un cierge bénit conservé au fond de l’unique armoire, et brûlent dans la cheminée un fragment de buis bénit qu’ils ont gardé depuis la fêté des Rameaux dernière. A Eymouthiers, sitôt que s’élève l’orage à l’horizon, un sonneur désigné à l’avance, ou un homme de bonne volonté, se rend à l’église et sonne la cloche à toute volée. On sonne en même temps la petite cloche d’uue chapelle élevée dans un village voisin, à Chez-Manot, et qui jouit, disent les paysans, d’uue vertu particulière pour la dispersion des orages, à la condition qu’où ne la sonne pas trop tard. Tant que dure l’orage, sous le ciel noir et menaçant, les voix des deux cloches tutélaires, l’une grave et forte, l’autre argentine et grêle, se mêlent, se répondent et montent comme deux prières vers les nuées qui fuient. Le sonneur, qui doit encore sonner l’angelus du soir, reçoit 12 francs par an pour sa peine; puis, à l’automne, quand les blés sont battus et les châtaignes en grange, il va par les villages avec un long sac de toile, et chacun lui donne, qui, une mesure de châtaignes, qui, quelques poinées de blé.
Pour les maladies graves, on fait appeler le médecin, mais génélement trop tard pour que son intervention soit utile. Si le mal se prolonge, on va trouver le « guérisseur ». C’est un homme mystérieux et serviable, vivant à l’écart dans quelque petite maison lointaine où l’on se rend comme en pèlerinage et d’où l’on rapporte, à défaut de la guérison, l’espoir qui aide à mourir. Quand le malade ne peut se déplacer, on lui arrache quelques cheveux qu’on présente au guérisseur : ce dernier eu examine avec soin la racin’e, diagnostique la maladie et prescrit le remède.
Certaines indispositions bénignes, ou jugées telles, sont traitées par les « dévotions ». Pour les rhumatismes, on fait porter au malade une Chemise trempée dans les eaux de la fontaine Sainte-Marguerite, à Varaignes, On raconte qu’un paysan sacrilège combla, un jour, cette fontaine ; il fut aussitôt frappé de paralysie et ne recouvra l’usage de ses membres que par la vertu des eaux qu’il avait profanées. Depuis ce miracle, choque année, vers la mi-septembre; des centaines de gens, atteints de douleurs, trempent des chemises dans cette vénérable fontaine et beaucoup s’en déclarent soulagés.
Pour les convulsions des.enfants, on s’adresse à Saint Antoine, dont la statue de plâtre se tient debout, sur un petit autel, dans l’église de Saint-Sornin. De pauvres gens y viennent de fort loin demander la guérisoh de ce mal redoutable. On les voit arriver, à toute heure du jour, par le soleil ou par la pluie, pèlerins douloureux et crédules, vêtus de leur blouse du dimanche et chaussés de souliers poudreux. Ils suspendent au bras du saint un petit ruban de couleur voyante, disent,une prière et repartent pour leur lointain village, avec l’un des rubans laissés par ceux qni les ont précédés.
Pour certaines maladies dont le saint guérisseur est inconnu, on fait « foncer les charbons » pour découvrir le nom du saint auquel la guérison incombe. On fait brûler dans le foyer quelques sarments de vigne, dont on recueille les braises qu’on laisse tomber une à une dans un verre d’eau, en prononçant, pour chacune, la parole sacramentelle : « Au nom de Saint Pierre, au nom de Saint Paul, au nom de Saint Un Tel ». Quand l’un des charbons s’enfonce, le patient est atteint du mal que le saint dont on a prononcé le nom peut guérir et la guérison s’obtiendra au prix d’uue « dévotion ».
Pour guérir la « poitrine abattue », indisposition assez mal définie qui se manifeste par des nausées et des bâillements continuels, on s’adresse, dans les villages, à certaines personnes,qui jouissent du don bienfaisant de « panser », c’est-à-dire de guérir au moyen d’une formule consacrée. Cette formule qui se transmet par la tradition orale, tels les secrets des anciens druides, n’est jamais dévoilée auxincrédules reconnus, et elle confère à ceux qui l’ont apprise, à condition qu’ils « aient la croyance » et aient été initiés par une personne plus âgée qu’eux-mêmes, la précieuse faculté de guérir. La voici, dans toute sa simplicité :
« Jésus, Marie, Joseph, saints et saintes et tous les anges de Dieu, guérissez Un Tel ; il guérira bien, s’il vous plaît ».
On « panse » également, les « taches » dans les yeux, les panaris, les ulcères, l’eczéma et les maladies de la rate ; mais pour ces dernières, seule la plus jeune de sept soeurs on de trois soeurs qui se suivent, jouit de la « vocation ».
Mais si certaines personnes jouissent, de la sorte, d’une puissance bienfaisante, d’autres, au contraire, sont accusées -de posséder un pouvoir maléfique qui les rend impopulaires et redoutées. On dit qu’elles ont le « mauvais oeil », c’est-à-dire la faculté de nuire « d’ensorceler » par l’effet, même involontaire, de leur regard. On les évite, aux jours de foire, quand on va vendre, ou acheter des animaux ; on redoute leur présence au moment de Conclure un marché ou d’atteler des boeufs de travail pour la première fois.; si un cortège de noce les rencontre sur la route, le mariage ne sera point heureux, et les moindres comme les plus graves événements de l’existence peuvent être fâcheusement influencés par eux.
Le culte des morts est profond et vivace au pays de chez-nous. Sur cette terre mélancolique et grave, l’homme, sans craindre la mort, y pense constamment et, comme le sage, n’est point surpris par elle. Quand le moment est venu de partir, il s’en va sans regret, ne laissant derrière lui, que des labeurs pénibles et des journées sans joie. Porté par des voisins qu’il estime et a désignés lui-même, il monte doucement, par les chemins familiers, entre les champs où il a tant peiné, vers le petit cimetière où il a choisi sa place à côté de son père et où ses enfants le rejoindront un jour.
Chez-nous, les vivants n’oublient pas les morts. Il faut qu’on soit bien pauvre pour n’avoir point au cimetière quelques pierres funéraires sur lesquelles un ouvrier malhabile a gravé le nom des défunts, avec la date de leur naissance et celle de leur mort. Un pied de buis ou de laurier les ombrage. Aux jours de fête, on s’y agenouille et on y dépose des fleurs. « Un rameau béni à la main, on circule au milieu des ronces et des branches déjà couvertes de bourgeons et qui encombrent le passage. A mesure qu’ils arrivent à la hauteur de leurs tombes, les paysans abandonnent le cortège pour aller prier sur leurs morts. Çà et là des coiffes se penchent sur les petits jardins funèbres. L’encens, la cire et le buis se mêlent au parfum de l’air qui a passé sur les prés. De tout côté on découvre la campagne, si vide, si paisible le dimanche, et que les voix et les cantiques font paraître plus vide et plus silencieuse encore ».
Ainsi, les vivants sont en communion intime avec les morts ; ils vivent tout près d’eux ; un tout petit mur les sépare et les morts le franchissent parfois pour revenir encore parmi ceux qu’ils ont aimés; on les rencoutre, le soir, au détour des chemins, vêtus de leurs habits familiers et portant un outil sur l’épaule ; on ne s’étonne point de les revoir, et, le lendemain, on leur fait dire simplement une messe, craignant que leur âme soit tourmentée. Bercés au murmure des pins qui ombragent le cimetière, il semble qu’ils ne soient qu’endormis. Leur séjour n’a rien de funèbre. Environnés de champs, de prairies, de verdure, on ne peut croire qu’ils ne soient sensibles encore à l’écoulement des jours, au retour du printemps, aux splendeurs de l’été, aux souffrances et aux joies de ceux qui vivent, et là semble se réaliser pleinement le désir-suprême contenu dans la prière des morts : « Que la terre te soit légère ».
Superstitions, vieilles croyances touchantes et naïves, craintes puériles léguées par de lointains ancêtres, pratiques pieuses, gracieuses et poétiques comme une cérémonie païenne, on croit que vous êtes les filles de la faiblesse, de l’ignorance et de l’erreur. En réalité vous êtes la production naturelle d’une terre triste, mystérieuse et sauvage où l’homme se sent entouré de forces inconnues et de volontés hostiles. Vous êtes nées sous la sombre épaisseur des bois, à l’ombre des grands chênes, sur les étangs silencieux, au fond des Combes solitaires et hantée, peuplées d’échos invisibles. Le paysan superstitieux est celui qui entretient avec la nature les relations les plus dramatiques. Il la sent autour de lui, agissante et pleine d’esprits malveillants ou favorables. Il devine en elle une âme multiforme et confuse qui se manifeste à lui dans la puissance du vent, dans le murmure des eaux, dans l’éclat du tonnerre, dans le silence des nuits, dans le scintillement des étoiles. C’est un païen qui peuple le monde de forces multiples, capricieuses et conscientes. C’est un poète, dont l’imagination sensible et toujours en éveil anime les choses inertes et découvre l’invisible là où nous ne voyons rien.
Source : Croyances, superstitions et légendes, entre Tardoire et Bandiat, de Noël Sabord.