Nous n’avons vu jusqu’ici dans la noblesse que l’organisation d’un pillage de l’Etat et du peuple. La présenter sous ce seul jour serait cependant inexact. Une partie considérable de la noblesse, non seulement ne participait pas à ce pillage, mais s’élevait contre lui avec la plus vive indignation.
C’était la petite et moyenne noblesse des provinces restées en retard au point de vue économique et où l’économie féodale fleurissait encore, comme dans une partie de la Bretagne et comme en Vendée. Là les seigneurs restaient dans leurs châteaux, suivant l’antique usage, au lieu de se rendre à Paris et à Versailles, vivant au milieu de leurs paysans, n’étant guère eux-mêmes que des paysans un peu mieux élevés, rudes et sans culture, mais pleins de force et de fierté, leurs besoins, qui se limitaient à bien boire et bien manger, étaient facilement satisfaits par les dons en nature de leurs vassaux. Sans dettes, ne faisant pas de dépenses luxueuses, ils n’avaient aucune raison d’accroître les prestations qui leur étaient dues ni de les percevoir avec rigueur. Ils étaient en bons termes avec leurs paysans. A vivre ensemble, dans des conditions analogues il naît une certaine sympathie. Et le seigneur, dans ces provinces reculées, n’était pas, comme ailleurs, un exploiteur inutile et parasite.
Dans les provinces plus avancées, la bureaucratie royale avait peu à peu repris toutes les fonctions administratives, judiciaires et de police, que le seigneur autrefois exerçait. Ce qui lui en était resté, importait peu pour l’ordre et la sécurité de son domaine : d’un moyen d’en garantir le bon état, il en avait fait un moyen d’exploitation. Les fonctionnaires chargés de la justice et de la police, sur les terres seigneuriales, ne recevaient pas de traitement ; ils devaient au contraire payer leur place, et achetaient ainsi le droit de « plumer » les subordonnés de leur maître.
Il en était autrement dans les vieilles contrées féodales. Le seigneur y administrait encore son bien, s’occupait des routes, assurait la sécurité, tranchait les litiges entre ses paysans, punissait les crimes et les délits. Il exerçait même encore parfois l’antique fonction de protecteur contre l’ennemi du dehors. Et cet ennemi, à la vérité, ce n’étaient pas des armées étrangères, mais les percepteurs d’impôts du roi, qui se montraient de temps en temps en ces contrées, pour les piller : on a des exemples de percepteurs chassés par le seigneur, lorsqu’ils se livraient à des exactions trop grandes.
Ces nobles n’étaient nullement disposés à se soumettre sans condition à la puissance royale. La noblesse de cour, avec ses attaches dans l’armée, l’Eglise et la haute bureaucratie, avait toute raison pour soutenir l’absolutisme royal. Si les nobles, en tant que seigneurs féodaux, ne parvenaient pas à tout prendre au paysan, les fermiers généraux et les fonctionnaires du roi se chargeaient bien du reste, et plus grande et plus absolue était la puissance royale, mieux ils y réussissaient. Plus l’absolutisme était illimité, plus arbitrairement et plus impitoyablement on pouvait serrer la vis des impôts, et plus le roi pouvait distraire du trésor public des dons pour ses créatures.
Mais cela n’intéressait pas le « hobereau ». Des faveurs de la cour, il ne lui venait rien, il n’en avait pas besoin. Au contraire, si la vis des impôts était serrée, ses vassaux s’appauvrissaient, et il perdait en crédit et en autorité ce que la bureaucratie royale, accaparant la puissance administrative, judiciaire et policière, gagnait en extension.
Les « hobereaux » ne se regardaient pas, tels que les courtisans, comme les laquais du roi, mais, selon le vieil esprit féodal, comme ses égaux. Pour eux, comme au temps de la féodalité, le roi était le plus grand seigneur parmi les seigneurs, le premier parmi des égaux, sans l’assentiment desquels il ne pouvait accomplir aucun changement dans l’Etat ; et vis-à-vis de la puissance royale, ils tâchaient de maintenir leurs libertés et leurs droits héréditaires, sans grand succès d’ailleurs. Et cette attitude leur semblait d’autant plus légitime qu’au fur et à mesure que les besoins de l’Etat croissaient, de nouveaux impôts étaient introduits, qui atteignaient aussi la noblesse, si bien qu’ils devaient contribuer aux charges publiques sans participer aux dons du gouvernement à la noblesse. Aussi réclamaient-ils des économies avec une vigueur chaque jour plus grande ; ils voulaient des réformes financières et le contrôle du budget par une Assemblée des Etats.
Nous voyons ainsi la noblesse partagée en deux fractions ennemies : d’un côté la noblesse de cour et sa suite, qui comprend toute la haute noblesse et la majorité de la moyenne et petite aristocratie, et qui est résolument pour le maintien de l’absolutisme royal ; de l’autre, la noblesse rurale, composée de la moyenne et petite noblesse des contrées arriérées, et qui réclame avec vivacité la convocation des Etats pour contrôler l’administration publique.
Source : La lutte des classes en France en 1789, de Karl Kautsky.