Tous « débats » entre gentilshommes n’ont point pourtant ce caractère de rixes d’ivrognes. Il est des querelles plus relevées. Ce sont celles qu’ennoblit le sentiment du point d’honneur. En dépit, de tout, en effet, ces hommes gardent de leur dignité une très haute idée, et douter le moins du monde de leur loyauté, de leur bonne foi, de leur parole leur semble la plus sanglante des insultes, « le préjudice le plus insupportable » qui puisse être causé à la réputation d’un gentilhomme. De tels sentiments, rien, je crois, ne peut donner une idée plus juste que cette histoire du duel des seigneurs de Lubersac et de Lorrières que je trouve longuement racontée dans une lettre de pardon datée de 1546. On y verra comment se règle aux champs une affaire d’honneur.

Et donc Bertrand, seigneur de Lorrières, ayant un jour donné un démenti à Pierre de Lubersac, seigneur de la Mothe, celui-ci n’avait pu supporter de voir son honneur « ainsi foullé sans faire son debvoir », et s’était vengé sur l’heure « en baillant un soufflet audict Bertrand. » Mais les assistants s’estoient mis aussitost entre les adversaires qui avojent esté départis et appointés et avoient promis pour l’advenir ne se demander rien l’un à l’autre ». L’affaire semblait en conséquence devoir en rester là. « Toutefois, continue l’acte auquel j’emprunte ces détails préliminaires, quinze jours ou trois sepmaines après, ledict Lubersac, qui ne pensoit plus à ladicte querelle et estimoit que, puisqu’il avoit donné pour responce dudict desmenti ledict soufflect, son injure estoit réparée, et par ce n’en faisoit plus de compte, se trouva par fortune en la ville d’Angoulesme en quelque compaignie de gentilshommes par lesquels luy fut dict que ledict Bertrand avoit dict que, pour le soufflet qu’il luy avoit baillé, il luy avoit baillé un coup de poing en rescompense, comme s’il eust voulu par cela inférer que icelluy de Lubersac fust demouré desmenty sans en avoir eu autre raison, par tel moyen s’efforçant fouller grandement l’honneur dudict Lubersac qu’il estime plus que tous les biens du monde et que sa propre vie et qu’il voullust souffrir une injure sans se mettre en son devoir d’en avoir réparation ainsi que gentilshommes doivent faire. — Le premier dimanche du mois de septembre ensuivant, ledict Lubersac se délibéra donc aller trouver ledict Bertrand en quelque lieu qu’il foust pour entendre de luy et sçavoir s’il avoit dict lesdictes parolles. Et de fait, accompaigné de Antoine de Barbezières, dit le protonotaire de Bourgon, de Jean de Barbezières et de Jacques Damyer, ayans chacun leurs espées au costé et tous à cheval et icelluy Lubersac vestu d’une chemise de mailles pour n’estre pris à despourvu, partirent ensemblement pour aller trouver ledict Bertrand et, passant par Chasseneuil, allèrent au lieu de la Coustaudière où estoit la maison du père dudict Bertrand, en laquelle gracieusement ils entrèrent et demandèrent où icelluy Bertrand estoit. Et pource que une chambrière ou femme estant en icelle maison ne le leur voulut enseigner, ils la menassèrent de battre, ce qu’ils n’avoient voulloirde faire, tellement qu’elle leur dist qu’il estoit en la maison du sieur de Goursac, son oncle, vers laquelle ils prirent de mesme pied leur chemin. Et estans près d’icelle, ledict de Lubersac envoya lesdicts Antoine de Barbezières et Damyer sçavoir si ledict Bertrand y estoit et s’il avoit dict lesdictes parolles ou non. Et, descendus de leur cheval, lesdicts de Barbezières et Damyer entrèrent en ladicte maison, en laquelle ils trouvèrent ledict sieur de Goursac, sa femme, ledict Bertrand, sa sœur et autres faisans collation. Et, après s’estre entresalués, ledict de Barbezières embrassa ledict Bertrand, luy demandant comme il se portoit, et autant en feit ledict Bertrand audict Barbezières et audict Damyer et les pria faire collation et boyre avec eux dont ils le remercièrent. Et lors ledict Damyer dit audict Bertrand qu’il avoit un mot à luy dire. A quoi ledict Bertrand lui dit et demanda si c’estoit un mot de combat afin qu’il prist ses armes qu’il n’avoit. A quoi fut respondu que non. Et après avoir par ledict Bertrand pris son espée, eux trois sortirent hors de ladicte maison, et les suivirent ledict sieur de Goursac, sa femme, la sœur dudict Bertrand et autres. Et estans hors icelle maison en une grande place, entre ladicte maison et celle d’un nommé Gourrault, lesdicts de Lubersac et Jehan de Barbezières, ayans leurs espées à leur costé, comme avoit ledict Bertrand, allèrent à pied vers ladicte compagnie, et ledict de Lubersac s’adressa audict Bertrand et luy dit telles parolles ou semblables : « Ventre-Dieu ! Lorrières, tu « me donnes grand’peine à te chercher. » — A quoi icelluy Bertrand respondit qu’il ne se cachoit point. — Et lors ledict Lubersac lui dit : « Viens çà, Lorrières; n’as-tu pas mesdit de moy depuys nostre accord ? » — Lequel, sans répondre simplement, luy dit conditionnellement : « Si tu n’as point mesdit de moi, non ay-je pas mesdit de toi. » — A quoy futdict par ledict Lubersac, ne désirant noise : « Ne m’estimes-tu pas homme de bien ? Veux-tu pas que nous demourions amis ? » — Et lors ledict Bertrand respondit conditionnellement comme dessus, que si ledict de Lubersac l’estimoit homme de bien, qu’il estimoit aussy icelluy Lubersac tel. Et quant et quant, sans autre propos, ledict Bertrand demanda audict Lubersac s’il estoit armé. — A quoi icelluy de Lubersac respondit qu’il avoit un jacques de maille et qu’il le laisseroit. Et de fait, en mesme instant et incontinant après lesdictes parolles dictes, icelluy Lubersac despouilla et laissa ledict jacques du maille. Et considérant qu’il ne sçavoit pourquoy ledict Bertrand lui avoit demandé s’il estoit armé et voyant ledict de Lubersac qu’il ne pouvoit prendre aucun advantaige, certitude ou résolution des réponses incertaines dudict Bertrand, et que ledict Bertrand ne le confessoit pas purement et simplement homme de bien, et que au contraire ce n’estoit point audict Lubersac à confesser simplement que ledict Bertrand feust de sa part homme de bien, premier que avoir sceu purement dudict Bertrand s’il avoit contre vérité dit qu’il avoit baillé à icelluy de Lubersac un coup de poing ou non, pour en sçavoir la vérité, icelluy de Lubersac dit alors audict Bertrand : « J’ay encores à te dire un mot. » Et adonques se tenant par les mains se séparèrent de la compagnie et allèrent sous un grand poirier, qui estoit près dudict lieu, où ledict Lubersac lui dit : « As-tu pas dict que tu m’avois baillé un coup de poing en la maison de M. de Rivières, lorsque nous eusmes desbat ensemble, qui estoit lors que, en repoussant le desmenti que tu me donnas, je te donnay un soufflet. » Ausquelles parolles, ledict Bertrand, en parlant toujours conditionnellement comme dessus, dit qu’il avoit dict que s’il lui avoit donné un soufflet, il avoit aussi donné à icelluy Lubersac un coup de poing; de laquelle parolle non veritable et tournant grandement à son déshonneur, icelluy de Lubersac esmeu et en grande colère mit la main à l’épée et desgueyna contre ledict Bertrand, et ledict Bertrand contre lui et lui rua ledict de Lubersac un coup d’estoc dont il fut profondément atteint dedans la poitrine au-dessus de la mamelle senestre; et de sa part aussi ledict Bertrand rua de sadicte épée quelques coups contre ledict de Lubersac, dont il ne fut atteint. Et sur ces entrefaites arrivèrent lesdicts de Barbezières et Damyer qui aussi desguejnèrent leurs espdes et ruèrent quelques coups, desquels ou de l’un d’iceux ledict Bertrand fut atteint et blessé en la main et d’un autre en la cuisse. Et là-dessus se départirent et retirèrent lesdicls Lubersac, Barbezières et Damyer, remontans à cheval pour retourner dont ils estoient venus, et en se départant ledict Lubersac dit tels mots ou semblables : « Lorrières, je t’ay baillé une bonne touche, vas te faire panser », croyant seulement l’avoir blessé en récompense de l’injure qu’il lui avoit faite tant par ledict desmenti que pour avoir dict qu’il avoit baillé audict de Lubersac un coup de poing (1). »

Je demande pardon âmes lecteurs de cette trop longue citation, mais où pourraient mieux que dans la pièce, que je viens de mettre sous leurs yeux, et d’une façon plus vivante et plus saisissante, se peindre et se retléter les mœurs, rudes sans doute, des gentilshommes du XVIe siècle et toutefois aussi leur fierté, leur souci de conserver leur nom sans tache, leur orgueil de soldats, leur sentiment raffiné de l’honneur !

Notes :

1. Lettres de rémission accordées à Pierre de Lubersac, seigneur de la Mothe (1551). Archives nationales, Trésor des Chartes, JJ 261, fol. 131-132.

Source : Gentilshommes campagnards de l’ancienne France, de Pierre de Vaissière.