Désireux de surprendre l’ennemi par la rapidité de ses mouvements, Bonaparte quitta Alexandrie par la route du désert qui, si elle avait l’avantage d’être la plus courte, allait imposer à l’armée une bien dure épreuve. Les divisions Reynier, Bon et Vial, qui quittèrent Alexandrie les 16 et 17 messidor (5 et 6 juillet), souffrirent particulièrement, car elles Irouvèrent sur leur chemin « les puits presque desséchés ». Le peu de ressources qu’offraient les villages avaient à peine suffi aux premiers venus et la faim et la soif marchaient avec l’armée dans cette âpre solitude. Quand de loin on signalait un réservoir ou une flaque d’eau, c’était à qui s’élancerait vers elle, on se heurtait, on se pressait sur les rives et, après avoir épuisé ce qui restait do cette boisson fétide, on s’arrachait encore la boue humide qui croupissait au fond. D’autres fois, quand, essoufflés et trempés de sueur, les plus agiles arrivaient au bord d’un puits, tout à coup, on les voyait s’arrêter, frappés de stupeur et muets de désespoir, puis on entendait ce cri déchirant : « Il n’y a plus d’eau. » Cri terrible dont on ne peut comprendre la portée que lorsqu’on a souffert les angoisses de la soif. Pourtant il fallait se remettre en route, le gosier sec, la langue aride, aspirer un air étouffant, supporter les reflets du sable et marcher avec effort sous un soleil perpendiculaire.
« Souvent une illusion poignante venait ajouter à ces tourments… A certaines heures on voyait passer l’image fantastique d’un lac, d’une immense étendue d’eau. Trompés par cette apparition, les soldats s’élançaient pour l’atteindre…, mais le lac fuyait à leur approche, insaisissable ».
Le 20, l’armée atteint le village de Birket. Indépendamment de la chaleur et du manque d’eau, elle eut encore à supporter un vent brûlant qui roulait des tourbillons de poussière ; il irritait les yeux et desséchait les gosiers.
Au village de Ouardan, ils trouvèrent enfin du grain qui fut broyé entre deux pierres, à la méthode arabe, ce qui leur permit de faire quelques galettes ou de la bouillie pour accompagner les oeufs, les poulets et les pigeons qu’ils consommèrent en abondance afin de se dédommager des privations des jours précédents, où ils s’étaient presque exclusivement nourris de pastèques… Les Egyptiens refusaient en paiement la monnaie des soldats, car « ils préfèrent des boutons blancs d’infanterie légère a un écu de 6 fr… ; aussi, lorsque nous sommes arrivés au Caire, les soldats des 2e, 4e, 22e d’infanterie légère n’avaient plus de boutons à leurs habits. Ce peuple demi-sauvage, ne connaissant probablement pas l’or, ne voulait que ceux qui étaient blancs, car il les croyait en argent ».
Le 21 messidor (9 juillet), l’armée arriva de bon matin à Damanhour, qui lui avait été annoncée comme une des belles villes d’Egypte.A sa grande surprise, elle la trouva aussi misérablement bâtie que les autres villages et incapable d’offrir aucune ressource pour le logement.
« La ville de Damanhour est un amas de huttes ressemblant beaucoup à des colombiers ; elles sont en terre et en briques cuites au soleil. Quelques mosquées, dont les minarets s’aperçoivent au milieu de hauts palmiers, offrent de loin un coup d’oeil assez agréable ; le prestige cesse quand on s’approche… ; les habitants, très hideux, ont pour habillement de mauvaises chemises bleues en lambeaux. Ils sont méchants et assassinent les Français qu’ils trouvent seuls. Enfoncés dans le désert, ils ont beaucoup de relations avec les Arabes et beaucoup de leur caractère. « Le 23 [4 juillet], l’armée partit de Damanhour pour Ramanieh, village situé au bord du Nil. Nous fûmes harcelés pendant toute la marche par les Arabes ». « Bonaparte courut le plus grand danger ; marchant isolé de toutes les divisions avec un petit nombre de guides et d’officiers supérieurs, il n’échappa à un parti de Bédouins qu’à la faveur d’une élévation de terrain qui le déroba à leurs regards. Ce fut à cette occasion qu’il s’écria : « Il n’est pas écrit là-haut que je doive « être pris par les Arabes. »
« Ramanieh se montrait aux Français comme une terre promise. C’était là qu’ils allaient trouver le Nil et ses bords ombragés. Quand ils aperçurent le fleuve béni, ce fut pour eux un moment de délire. Officiers et soldats, tous s’élancèrent en désordre vers la rive, et là, plusieurs milliers d’hommes armés et habillés se jetèrent dans l’eau jusqu’au cou, l’aspirant par tous les pores, ouvrant leur bouche au courant du fleuve. C’était une joie, une extase universelles ; on voyait quelques-uns de ces hommes, à peine sortis du Nil avec leurs habits ruisselants encore, se rouler dans le gazon qu’ils croyaient perdu pour eux et embrasser avec amour les verts sycomores du rivage ».
L’ennemi étant signalé comme ayant pris position au village de Cheibreiss ,l’armée se remit en marche le 24 (12 juillet) au soir ; le 25 au matin elle était en présence de l’ennemi.
« Mourad bey, nous attendait pour nous livrer la bataille… ; sa flottille sur le Nil… avait déjà attacjué la nôtre et abordé plusieurs djermes qui en faisaient partie et se trouvaient en avant des autres. Nous eûmes beaucoup d’hommes égorgés sur ces barques.
« Aussitôt que nous fûmes arrivés, des troupes de Mamelouks sortirent du village et parurent disposées à commencer la charge. Nos bataillons carrés étaient formés ;… cet ordre de bataille les étonna ; ils voltigèrent autour de nous. Quelques-uns des plus braves, sans doute pour animer les autres, se détachèrent et vinrent charger nos tirailleurs… : c’était un superbe coup d’oeil que de voir cette troupe voltiger devant nos bataillons ; leurs brillantes armures, leurs selles, les harnais de leurs chevaux presque tous brodés en or ou en argent produisaient au soleil un très joli effet.
« Plusieurs fois ils s’approchèrent très près ; la vivacité de la canonnade et la bonne contenance de nos carrés leur firent perdre la résolution qu’ils avaient de tomber sur nous. Las de les attendre, Bonaparte ordonna qu’on marchât sur eux. Les divisions s’ébranlèrent au pas de charge, et bientôt on vit les Mamelouks prendre la fuite, abandonnant 26 pièces de canon ; en un clin d’oeil ils disparurent. On continua la marche jusqu’au soir sans revoir l’ennemi ».
Parmi nos compatriotes qui avaient pris part au combat, le chef de bataillon Lacroix se comporta sans doute très brillamment puisqu’il reçut deux coups de feu à la cheville gauche et au pied droit. Aucun renseignement ne nous permet d’affirmer qu’il joua, au cours de ce combat, un rôle particulier, mais il est certain que nous ne pouvons pas considérer que ce fût lui qui repoussa Mourad bey lors de ce combat ; son rôle, quoique glorieux, fut beaucoup plus modeste. Cela n’enlève rien des mérites de Lacroix, qui déjà s’était fait remarquer.
Lacroix était originaire de La Rochefoucauld, où il était né le 29 septembre 1761 ; il semble n’avoir reçu presqu’aucune instruction, puisqu’il était incapable de rédiger une lettre. A 15 ans, il était en apprentissage chez un cordonnier et, clans ses conversations, nous dit son historiographe, M. L. Bertrand, il ne rêvait que guerre et bataille. Ce ne sont point là des indices suffisants pour faire présager sa future carrière, mais ils préviennent notre étonnement de le voir s’engager le 1er janvier 1781 dans Lyonnais Infanterie (plus tard 28s régiment d’infanterie). La même année, il s’embarque sur la frégate Hermione, à destination de l’Amérique. En 1782, il assiste aux sièges de Port-Mahon et Saint-Philippe ; en septembre de la même année, il est à Gibraltar ; il passe successivement caporal le 15 septembre 1784 et sergent le 1er juin 1785.
Ses origines roturières et son manque d’instruction ne lui laissent aucun espoir d’obtenir l’épaulette d’officier ; aussi il prend son congé absolu le 1er janvier 1789 et revient dans sa ville natale.
La Révolution allait lui permettre de donner sa mesure clans une carrière qu’il semble bien avoir embrassée par goût. Dès que la Constituante a ordonné la levée de bataillons de volontaires, il s’enrôle (15 septembre 1791). Le 17 octobre de la même année il est élu à l’unanimité capitaine de la 6e compagnie de fusiliers du 1er bataillon de volontaires de la Charente, (plus tard 4e demi-brigade légère) ; elle comprend 173 hommes. Il rejoignit l’armée du Nord, avec laquelle il combattit en 1792 ; l’année suivante il fit partie de la garnison de Valenciennes, « se replia dans la camp de Famar où il tint tête pendant 15 jours aux Autrichiens ». La même année, il participe en octobre au siège de Lyon et est nommé chef de bataillon le 11 brumaire an II (3 novembre 1793).
En 1794, il figure à l’armée des Alpes au quartier général de Nice ; il prend donc part à la campagne d’Italie. Il est confirmé dans son grade à la 4e demi-brigade lors de l’embrigadement du 1er nivôse an V. Le 29 nivôse an V (14 janvier 1797), il est blessé d’un coup de feu à la poitrine à la bataille de Rivoli.
Remis de sa blessure, il se fait remarquer à l’affaire de Neumark, le 22 mars 1797, où, à la tête de ses tirailleurs, il poursuivit un groupe d’infanterie, appuyé par un grand nombre de paysans, « les mit en déroute, ainsi que la cavalerie nui protégeait leur retraite, et dépassa Brixen tandis qu’une partie des tirailleurs y entrait et en expulsait totalement l’ennemi ». Au moment où s’organise la campagne d’Egypte, il tient garnison en Corse avec la 4e demi-brigade. Il fait partie du corps expéritionnaire : nous avons vu qu’il fut blessé au combat de Cheibreiss.
Du 14 au 19 juillet, l’armée continue sa marche pénible dans les sables brûlants où s’enlisaient les convois et l’artillerie, qui, continuellement harcelés par les Bédouins, n’avançaient qu’au prix d’efforts inouïs. Comment Lacroix, blessé aux jambes, réussit-il à suivre ? Par quels moyens ou par quels prodiges de résistance ou d’énergie ? Rien ne nous permet de nous en faire une idée.
Source : Avec Bonaparte en Egypte, de Marc Leproux.